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Jean Borella : "Il n'y a de progrès infini que dans l'infini"

Penseur majeur du christianisme et du monde moderne, situé à la même hauteur de vue que Simone Weil ou René Girard, Jean Borella a enseigné la métaphysique et l’histoire de la philosophie ancienne et médiévale à l’université de Nancy-II de 1977 à 1995. Marqué par la pensée de René Guénon et Frithjof Schuon avant de s’en éloigner, il a construit sa pensée dans un dialogue singulier, intempestif et suggestif avec Platon, Aristote et saint Paul. Auteur d’essais qui ont fait date comme Le Sens du surnaturel (1984), L’Intelligence et la foi (2018) et La Crise du
symbolisme religieux (2009), il a publié récemment, à 93 ans, trois nouveaux recueils : Tradition et modernité, Situation du catholicisme aujourd’hui et Symbolisme et métaphysique (1). Rencontre avec un penseur « vertical ».


P. de P. - Emmanuel Todd évoquait récemment « le déclin de l’Occident ». Comment définiriez-vous l’Occident ? Quel fut son apport au monde et que pourrait-il encore lui apporter ?

J. B. - Jean Borella Je ne me situe évidemment pas dans la même perspective qu’Emmanuel Todd, mais d’un point de vue chrétien – et pas du tout « zombie » –, je dirais que l’Occident, dont le nom vient du latin occidere (tuer), semble consacrer ses dernières forces à effacer de son visage les
attestations de sa royauté. J’entends par là de sa destinée divine : « Dieu a fait l’homme pour que l’homme devienne Dieu », écrivait saint Irénée, et pendant des siècles, l’Occident a tenté de construire une civilisation qui orientait l’homme vers sa vocation surnaturelle. Or depuis l’avènement de la modernité, tout est fait pour l’enfermer dans ses propres limites, dans ce que ses sens et son intelligence peuvent saisir du réel, et toutes les révolutions et les indignations appellent à détruire les principes sur lesquels la civilisation s’est fondée.

P. de P. - Vous rappelez ce mot de Talleyrand : « Appuyons-nous sur les principes, ils finiront bien par céder. »

J. B. - Le monde moderne est né de cette certitude : il faut s’attaquer aux principes religieux, monarchiques ou sociaux en combattant les dogmes, les institutions et les hommes qui les représentent, et ce au nom d’un prétendu bien de l’humanité. Supprimons la religion : plus de guerres de religions, voire plus de guerre tout court ; supprimons la royauté : plus d’abus
de pouvoir, etc. Tout le monde peut pourtant comprendre que ce qui dure depuis longtemps, sinon depuis toujours, est bon par cela même : en l’absence de lumières qui nous font défaut, tant la complexité du réel est indéfinie, ne reste que ce qui a fait ses preuves ! Posons-nous une simple question : notre civilisation telle qu’elle est peut-elle durer mille ans, mille ans de croissance économique, technologique et démographique ? La réponse est évidemment non. En matière d’organisation sociale, le seul critère qui vaille est celui de la durée et de la vie. Or jamais société ne s’est engagée sur des chemins nouveaux avec une telle insouciance, une telle ignorance des conséquences de ses actes.

P. de P. - Vous évoquez la « malédiction du progrès ». Est-elle définitive, selon vous ?

J. B. - Presque tous nos contemporains s’imaginent plus intelligents que les hommes qui les ont précédés. « On n’arrête pas le progrès ! » est un de leurs slogans favoris. Mais la contradiction qui veut que le progrès soit un destin inévitable et un impératif les condamne à voir leur présent dévoré par le Moloch insatiable du futur et à n’être eux-mêmes que des déchets en sursis que le torrent de l’évolution rejettera sur les berges de l’histoire. Dans tous les domaines, on pense qu’il faut produire plus, plus vite et mieux, et consommer de même. Or le bon sens nous apprend que cela n’est pas possible, sauf à être dans la destruction de tout ce qui existe. Il serait temps de considérer qu’il n’y a de progrès infini que dans l’Infini et d’apprendre à « tomber vers le haut », comme le disait saint Augustin.

P. de P. - Vous dites que le progrès est la version laïcisée de la perfection en Dieu.

J. B. - Le progressisme qui s’est imposé après la révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles puis la révolution politique de 1789 est, en effet, un travestissement humaniste de l’eschatologie chrétienne, c’est-à-dire de sa vue des fins dernières. Celle-ci ouvre l’histoire du monde sur l’attente du Royaume de Dieu. L’annonce et la promesse du Christ portent la vie des hommes au-
dessus de tout espoir temporel : elles la redressent et la verticalisent. Elles la sauvent de son émiettement dans l’indéfinité du devenir. Dans une telle perspective, la montée de l’âme vers Dieu est appelée à ne pas connaître de terme. Mais ce n’est pas la voie sur laquelle nous sommes engagés.

P. de P. - Dans cette course au progrès, l’Occident semble pris entre technologisme à outrance et écologisme radical. Le christianisme a-t-il encore une voie spécifique à proposer ?

J. B. - L’Occident impose au monde son outrance technologique, comme vous dites. Il y a outrance dans la mesure où l’immense majorité pense que la technologie permet de résoudre tous les problèmes. Or si elle peut en résoudre certains, elle ne peut les résoudre tous, et le croire condamnerait l’humanité à la mort. Cette outrance peut avoir des conséquences terribles sur le plan écologique. D’où l’inquiétude de nombre de nos contemporains. Mais l’écologisme en tant qu’idéologie n’est pas une solution non plus. Souvenons-nous qu’il y a quelque chose dans l’être de l’homme qui rompt avec l’horizontalité naturelle. « L’homme passe infiniment l’homme », écrivait Pascal, et la nature elle-même a une vocation surnaturelle. À la racine de tous nos maux se trouve l’oubli du sens du surnaturel qui nous ouvre à ce qui nous dépasse. La civilisation moderne ne veut voir que ce qu’elle voit et procède à une réduction, une incarcération. Or ni l’homme ni le monde ne sont achevés en eux-mêmes et par eux-mêmes. Il n’y a pas d’état de pure nature, sauf en Dieu, au degré des idées éternelles. Même au paradis, il fallait que le jardin soit cultivé et que tous les êtres travaillent à se réaliser.

P. de P. - Dans Un homme une femme au paradis (2), vous évoquez plus particulièrement la vocation de chaque sexe. Que pensez-vous de la théorie du genre qui veut que l’identité sexuelle d’un être humain ne dépende pas de son sexe biologique, mais du ressenti subjectif de chacun ?

J. B. - Il est incontestable que l’homme est un être culturel par nature, mais sa culture s’oppose moins à la nature qu’elle ne l’accomplit. De même que la nature est ce qui nous est donné, nous ne pouvons exister autrement que comme êtres sexués. « Homme et femme, il les créa », dit le livre de la Genèse. Nos déterminations sexuelles ne se réduisent pas à des déterminations physiologiques, mais structurent aussi notre comportement psychologique, notre tempérament, notre manière de vivre. Notre nature masculine ou féminine sera modulée par notre éducation de diverses manières, mais nous ne pouvons pas construire notre nature, comme nous ne pouvons pas construire le monde, sauf à les annihiler. C’est d’ailleurs ce que fait l’idéologie constructiviste moderne, car tant qu’il y aura une nature, la science se heurtera dans son projet technologique à un obstacle insurmontable : il y aura du mystère ou de l’inintelligible. Quand il s’agit d’édifices, ce n’est pas grave, mais quand il s’agit de l’homme, c’est différent.

P. de P. - Vous dites qu’on ne voit plus dans le corps humain « qu’une substance purement matérielle alors qu’il est le mode selon lequel la personne spirituelle est rendue présente au monde ».

J. B. - Il y a en chacun d’entre nous quelque chose de surnaturel, une sorte de miracle qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde. Je m’étonne que si peu de gens aient conscience de cette dimension transcendante, de la noblesse incalculable de chaque être humain.

P. de P. - Quelle est la position de l’Église catholique au cœur de cette évolution ?

J. B. - L’Église d’aujourd’hui n’a que trop intégré le fait que son existence ne serait tolérée que dans la mesure où elle adopterait une posture progressiste. Plus soucieuse de plaire au monde que de professer sa foi, elle évite soigneusement de heurter les incroyants, c’est-à-dire, aussi bien, les croyants conditionnés par deux siècles de terrorisme de type scientiste. Elle alimente ce que j’appelle un christianisme idéologique, qui n’est rien d’autre qu’un déisme humanitaire qui ne se distingue guère d’un athéisme vaguement religieux. Mais saint Paul ne disait-il pas : « Ne vous conformez pas au siècle présent, mais transformez-vous dans la nouveauté de l’intellect, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu » (Rm XII, 2) ? Le seul avenir du christianisme, selon moi, est dans la réaffirmation de son altérité radicale. Il doit proclamer le Christ, rien que le Christ et tout le Christ.

P. de P. - Est-ce seulement possible ?

J. B. - Pour le proclamer d’une manière qui soit à nouveau audible, il faudrait retrouver un esprit vierge, entièrement vierge. Il faudrait retrouver la même virginité spirituelle que Marie, la seule en qui la Parole puisse descendre et être entendue pour que sa révélation devienne une nouveauté
à l’état pur. Ce serait cela, la vraie révolution !


 

Notes :


1. Jean Borella, dirigés par Pierre-Marie Sigaud,
Tradition et modernité.
La malédiction du progrès,
L’Harmattan, coll. « Théôria », 2023,
Situation du catholicisme aujourd’hui. Entre résistance et dis-
solution, L’Harmattan, coll. « Théôria », 2023,
Symbolisme et métaphysique. Les interrogations de la
philosophie, L’Harmattan, coll. « Théôria », 2024.

2. Jean Borella,
Un homme une femme au paradis, Ad Solem, 2008.

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