top of page
Rechercher

À Cuzco, dans l'atelier de peinture le plus célèbre des Andes

  • Pauline de Préval
  • 3 févr.
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 4 févr.


Vue de la cathédrale de Cuzco

Franchir la porte de la cathédrale de Cuzco, c'est entrer dans l’atelier de peinture le plus célèbre des Andes. Qui ne connaît pas ses Vierges, ses anges et ses saints aux splendeurs métissées, envoyés en mission dans la région avant de conquérir le monde ? C’est aux jésuites qu'il revient d'avoir fondé une école de peinture à l'ombre de cette cathédrale dont la première pierre fut posée en 1559 par les conquistadores espagnols, à l'emplacement de l’ancien palais de l'empereur Inca. Les Quechuas comptaient de nombreux peintres de qualité. Ne suffirait-ils pas de convaincre quelques européens de les former pour qu’ils fassent des merveilles dans l’évangélisation du pays ?


Le père Bernardo Bitti fut envoyé à Cuzco en 1575. Originaire d'Italie, il y introduisit le maniérisme dans le goût de Vasari et de Salviatti. Un style fait de visages allongés éclaboussés de lumière, de vêtements aux teintes froides, de tissus légers et de gestes raffinés. Dans la sacristie, figure une Vierge à l’enfant tenant un oiseau à qui il vient d’insuffler la vie. Emprunté à l’Évangile apocryphe de Thomas, cet épisode pourrait aussi bien être une métaphore de la vie que Bernardo Bitti insuffla à l’art des Quechuas – et à l’art tout court, puisque ceux-ci le fécondèrent en retour.


Vierge à l'enfant avec un oiseau Bernardo Bitti
Vierge à l'oiseau - Bernardo Pitti

Diego Quispe Tito (1611-1681), qui fut son élève, était issu de l'artistocratie inca. A son influence, il ajouta celle de la peinture flamande, connue à travers des gravures venues du port d’Anvers. Prenant des libertés avec la perspective, adoptant des couleurs vives et multipliant les motifs décoratifs, il les appréhenda à travers ses propres traditions picturales. Ses architectures copiées de gravures européennes, posées au milieu de paysages andins peuplés d’anges et d’oiseaux, suggèrent à merveille la présence ici-bas d’un ailleurs enchanteur. Dans les collatéraux, les signes du zodiaque qu'il illustra par des paraboles du Christ devaient encourager l’adoration du Créateur plutôt que celle des astres.



Le Christ appelant saint Pierre et saint André - Signe du Poisson - Diego Quispe Tito
Le Christ appelant saint Pierre et saint André - Signe du Poisson - Diego Quispe Tito

Basilio Santa Cruz Pumacallao (1635-1710), de culture inca également, s’inspira de Murillo et Valdés Leal, qu'il découvrit grâce à l'évêque Manuel Mollinedo y Angulo (1626-1699). Ce grand mécène parvint à faire de Cuzco, en quelques années, la Florence des Andes. Il réunit autour de lui tous les talents, sans distinction de race ni de classe, mit à leur disposition sa collection d’art européen et leur passa commandes. Basilio de Santa Cruz Pumacallao le représenta devant la Vierge de Bethléem, dans le chœur de la cathédrale, à côté du Martyre de saint Idelfonso, du Miracle de saint Isidore, de la Vierge de l’Almudena et d’une série de martyres.


tableau Vierge de Bethléem - Basilio de Santa Cruz Pumacallao
Vierge de Bethléem - Basilio de Santa Cruz Pumacallao

Ses Vierges au manteau triangulaire furent parfois assimilées à la Pachamama, la Terre-Mère vénérée par les Quechuas au sommet d’une montagne, mais elles empruntaient leur forme à Diego de Ocaña, un missionnaire, dramaturge, cosmographe et dessinateur espagnol débarqué dans le Nouveau Monde en 1599 pour y établir le culte de la Vierge de Guadalupe. Le musée archiépiscopal conserve également de Basilio Santa Cruz Pumacallao une Procession du Corpus Christi. Dans des tons rouges, blancs et or, elle est d’une richesse extraordinaire, non seulement par le faste qu’elle déploie autour du Saint-Sacrement, mais aussi par les détails qu’elle donne sur la société de l'époque.


tableau Procession du Corpus Christi - Basilio Santa Cruz Pumacallao
Procession du Corpus Christi - Basilio Santa Cruz Pumacallao

Mais le peintre qui fit accéder l’école de Cuzco à sa pleine originalité fut Marcos Zapata (1710-1773). Il s’illustra, dans la cathédrale, par une Cène, où tout en s’inspirant d’une gravure allemande, il mit les attributs de l’ancien culte inca au service du nouveau culte chrétien : dans la main du Christ, le pain destiné à l’eucharistie prend la forme d’une tortilla de maïs. A la place de l’agneau pascal, figurent devant lui un cochon d’Inde rôti et des fruits que l'on consommait pendant des cérémonies rituelles : papayes, poires, grenades, raisins et piments. Qui se rend dans l’église voisine de la Compagnie de Jésus peut aussi voir du même peintre des scènes de la Vie de Marie-Madeleine sur fond de paysages de la sierra.


Tableau La dernière cène - Marcos Zapata
La dernière cène - Marcos Zapata

La plupart des oeuvres de l’école de Cuzco ne se trouvent pas dans la cathédrale, mais dans des églises voisines où elle essaima, à Lima, La Paz et Quito. Celles que je préfère furent popularisées par deux expositions récentes, au Musée du Nouveau Monde de La Rochelle, en 2015, et au Musée d’art sacré de Fourvière, en 2017. Elles représentent l'archange saint Michel et ses anges arquebusiers, revêtus de plumes, de dentelles, de rubans et de bijoux. Ces créatures androgynes, aux armures étincelantes et aux étoffes aériennes, tiennent de l’oiseau et du guerrier. Messagers célestes, ils viennent apporter la paix, la joie et la lumière sur la terre. C'est Basilio Santa Cruz Pumacallao qui en aurait introduit le thème, avec Diego de la Puente (1586-1663). Après quoi il se diffusa avec le culte de saint Michel promu par les Habsourg et les fêtes publiques de la vice-royauté, où l'on voyait des anges chanter avec leurs mousquets la gloire de la Vierge.


Ange arquebusier - Ecole de cuzco
Ange arquebusier - École de Cuzco - Musée Pedro de Osma

Reprenant des modèles envoyés de Séville par Zurbarán, ces messagers d’un autre monde empruntèrent aux Indiens et aux Espagnols ce qui les frappa les plus l’un chez l’autre, lors de leur rencontre. Avec leurs armures et leurs arquebuses, les conquistadores furent confondus avec les serviteurs invisibles de Viracocha, le dieu créateur du ciel et de la terre, le maître de la foudre et du tonnerre. Et les Espagnols ne se demandèrent-ils pas si les Incas venaient de la lune ? Certains religieux, constatant leur piété, après leur conversion, les comparèrent à des anges : ils chantaient comme eux et se paraient-ils pas de plumes. Si la rencontre entre les deux cultures s’est souvent faite dans le sang, par leur extranéité et leur familiarité désirée, on ne pouvait imaginer de plus beaux messagers de l’Ailleurs que ces anges aux airs venus d’ailleurs.


Tableau Légende de saint Sophronie - Ecole de Diego Quispe Tito
Légende de sainte Sophronie - école de Diego Quispe Tito

bottom of page